2009/11/19

MAYAVADA

Pacôme Thiellement


All our lives we love illusion,

Neatly caught between confusion

And the need to know we are alive.

The Residents



Un gras hindou en turban bleu m’accoste et me demande, avec un sourire moqueur, si je parle anglais. C’est en 1992, sur le pont de Genève, je porte une cravate violette et j’ai 17 ans.

- Yes I do speak english, sir. Why ?

- Lucky boy, you will live old ! 89 years old ! No accident, no heart attack, no tragedies, love and marriage.

- What do you want ?

- Very hard town ! dit-il en me frappant sur le front : Very hard town in here ! Never a rest !

Puis sa main descend jusqu’à la mienne et dépose deux bijoux noir et bleu :

- It will give you power. Will power.

- I don’t want power !

- I’m a yogi, dit-il et il sort une photo noir et blanc un peu jaunie où il apparaît en compagnie de six autres indiens en smoking. See : we’re all yogi. You know about yogi ?

Puis il écrit un mot sur un morceau de papier qu’il froisse et met dans ma main en compagnie des deux bijoux.

- Tell me your good number et your favorite flower.

- I don’t know… Seven… The rose… Why ?

Il ouvre ma main et défroisse son morceau de papier sur lequel est inscrit « 7 » et « Rose ». Mon manque d’originalité me perdra.

- I gotta go to Zurich, ajoute-t-il. I need 30 Swiss Francs to buy a ticket.

- I can’t give you that.

- Yes you can. And it will give you power in return.

- No… No…

- Come on. It’s only 30 francs. You can give that to me.

- No I can’t. I need them for my own ticket.

Le regard du Yogi change. Il se détend et me dit :

- You WILL give the 30 francs to me later anyway. You’ll see.

- Well, yogi, that’s good. But let me try a last experiment : What am I thinking right now ?

- That’s too easy, répond-t-il en éclatant de rire. You’re thinking about the girl you’re about to rejoin !

Il me donne trois coups sur l’épaule et repart. J’arrive à la gare de Cornavin et prends un billet pour Lausanne, pour aller dîner avec une femme nommée A***. Le billet coûte 19, 60 FS et je donne à la jeune caissière un billet de cinquante francs suisses. Sans me regarder, celle-ci prend l’argent et, dans un geste automatique, me rends deux pièces de vingt centimes. Inutile de raconter que j’insisterai en vain pour récupérer la somme due, qu’elle refusera absolument de me croire et me soupçonnera de vouloir la voler, qu’un loubard tout en cuir et très efféminé qui suivait la scène se mettra à me défendre face à la jeune caissière butée, que je repartirai du guichet alors que les insultes fuseront entre elle et lui qui menacera d’en venir aux mains pour me défendre, inutile d’ajouter que je tremblerai tout le long du trajet vers Lausanne mais que je ferai pleurer de rire A*** en lui racontant tout l’épisode par le menu, inutile de détailler tout cela vraiment et jusqu’au fait que nous jetterons dans ses WC les deux bijoux noir et bleu dans un geste expiatoire chargé d’électricité épique et burlesque, puisque tout le monde a compris que le Yogi a symboliquement récupéré la somme qu’il estimait que je lui devais aussi facilement que le Royaume de France annexe le duché d’Orléans et que c’est bien là l’alpha et l’oméga d’une telle histoire.


2009/11/18

TURKESTAN LADYS / SHIRAZIK HYSTERIA

Trois extraits du poète Rûzbehân Baqlî Shîrâzî, "soufi des outrances" (1128/1209)

«Ce soufi ignorait encore que ce fût de la chambre du secret le plus personnel de sa réalité humaine propre, que viendraient à sortir, couverts des draperies de l’amphibolie, les êtres de beauté en qui se personnalisent les Attributs divins. Il lui fallait risquer la tête hors du manteau de la méditation, il fallait que les yeux de l’âme aient mis à leur service ses yeux de chair. Dans le monde des figures visibles, il guettait la qualification qui serait le signal de l’Aimée. Soudain, voici que de la ruelle où l’Opération divine ouvre sa taverne mystique, cette jouvencelle du couvent de la Toute-Puissance est sortie couverte du grand voile de sa chaste retenue ; elle s’est alors dévoilée au regard de l’âme qui la voyait sans la voir, puisque la voyant par l’organe de l’imagination active... N’est-elle pas la sage-femme qui aida à le mettre au monde, la mère de ce Terrestre, de ce soufi qui, à la trace des théophanismes, fit irruption en la ruelle où se dévoile la Toute-Puissance ?... Et soudain, répétant la locution prophétique mohamadienne, lui aussi dit à son tour : J’ai vu mon Dieu sous la plus belle des formes.»

«Une nuit, je contemplais le Lieu du Mystère. Il y avait des sortes de ruisseaux vides. Soudain Dieu me prit et m’égorgea. Une grande quantité de sang s’écoulait de mon cou ; bientôt tous les ruisseaux en furent remplis. Mais voici que mon sang prenait l’aspect de rayons du soleil au moment de l’aurore, quand il apparaît plus vaste que les régions des Cieux et de la Terre. Et des multitudes d’Anges prenaient de mon sang et en fardaient leur visage.»

«Une autre nuit, je contemplai Dieu au-dessus du Trône, dans les chambres nuptiales de l’intimité, se manifestant avec les attributs de la Beauté et de la Majesté. Il n’y avait personne devant lui hormis Gabriel versant des larmes et qui soudain déchira ses vêtements, sous la violence de son délire d’amour en présence de la Beauté divine... Un temps passa... Je vis des rochers sur lesquels coulait un grand fleuve pareil à un fleuve de perles. Je vis Khezr et Elie avec tous les Abdâl, lavant leurs vêtements dans le fleuve, et jamais je n’avais vu de spectacle plus enchanteur que leur vue à ce moment-là.»


Texte : Rûzbêhan Bâqlî Shîrazî, extraits du Jasmin des Fidèles d'Amour et du Dévoilement des Secrets
Images : Le Coran parlant